«Je suis le flic du hard rock!»
INTERVIEW
Avatar de Rage Against The Machine et de Soundgarden, Audioslave continue son processus d’émancipation: nouvel album, nouveau label, groove renouvelé… Tom Morello, guitariste émérite, reprend son souffle en exclusivité londonienne.
FRANÇOIS BARRAS LONDRES
Publié le 31 août 2006
«A l'époque, aucun label ne pensait qu'Audioslave serait plus qu'un unique album de «rockers superstars»!» Au 7e étage du Hilton londonien, alors que les fans de foot, notamment helvétiques, croient encore à la victoire de leur équipe, Tom Morello scrute Hyde Park d'un œil lointain. Une sorte de vieux sage racontant une histoire ancienne…
Désolé Tom: pas mal de monde persiste encore à voir Audioslave, ton groupe qui a succédé à Rage Against The Machine (RATM) et Soundgarden, soudant à la hussarde la frappe des premiers et la voix des seconds, comme un objet en cours d'identification. Sabordés à l'orée du troisième millénaire, les deux formations essentielles du rock américain au cours des nineties ne pouvaient pas se payer le luxe d'une résurrection ex nihilo. Condamné à vivre avec leur glorieux passé. Certes, un troisième album, ce Revelations, montre enfin un quatuor cohérent et bien inspiré. Un titre comme un jeu de mots facile pour lancer l'interview: qu'a découvert Audioslave en fouillant dans ses tiroirs, ou sous l'inévitable casquette de son guitariste?
Tom Morello: L'été passé, nous avons fini notre tournée européenne, sommes rentrés chez nous et avons composé la plupart des nouveaux morceaux. Puis nous sommes partis en tournée américaine, en tester quelques-uns. Et je le dis sans forfanterie: nous n'avons jamais joué aussi bien! Nous avons alors foncé en studio à peine la tournée finie. Nous voulions reproduire ce sentiment ressenti sur scène, ce momentum, cette énergie et cette alchimie. Quand j'étais gosse, Led Zep sortait un album tous les huit mois, ils sentaient quelque part que le groupe vivait une période faste et qu'il fallait en profiter. L'industrie a largement tué cette manière de se placer du point de vue de l'artiste plutôt que de la section marketing.
Rage Against The Machine n'a sorti que quatre albums en neuf ans…
C'était une des raisons de nos problèmes. Avec Rage, il était difficile de finir quoi que ce soit (Rire).
- Ausdioslave a-t-il définitivement trouvé son public?
Il rassemble des anciens fans de RATM et de Soundgarden mais aussi, et principalement, des jeunes qui sont venus au rock à travers Audioslave, effectivement. Je ne sais pas quel est le pourcentage, ce serait intéressant de le déterminer… Franchement, ça dépend des endroits où nous jouons. On remarque vite les fans hardcore, principalement ceux de Chris (ndlr: Cornell, chanteur) qui sont toujours sapés comme à l'époque de Soundgarden! Longs cheveux et tee-shirts noirs.
- Combien de titres avez-vous enregistré en tout?
Plus de vingt. Nous en avons conservé douze sur la seule injonction de notre producteur Brendan O'Brian, il voulait à tout prix garder une cohérence artistique à l'album, ne pas se perdre dans des titres qui déforment l'esprit de l'enregistrement. Douze titres, c'est de toute façon le nombre limite pour un album rock. En tant qu'auditeur, je lâche au bout de dix morceaux.
- Un producteur vous est essentiel?
Absolument! Quelqu'un qui joue un rôle de conseiller technique, de confident artistique. Surtout, un arbitre capable de dépasser les égos de chaque musicien dont chacun aura un avis définitif sur l'enregistrement. On sait que l'album sonnera bien, ce n'est plus le critère avec un producteur aussi techniquement expérimenté. Mais Brandon brille surtout par sa manière de saisir l'instant où le groupe joue au mieux, sans avoir besoin de le cacher derrière les computers et autres Pro Tools. La bonne prise, tout est là. Savoir la trouver durant la performance, ne pas espérer la créer artificiellement après.
- Vous êtes technicien, vous-même?
Pas du tout. J'avoue avoir pour la première fois étendu ma palette de guitares et d'amplis – j'avais le même matériel depuis RATM. Là j'ai essayé des vieux Vox, des guitares anciennes…
- Les lecteurs de Rolling Stones USA vous ont élu parmi les vingt meilleurs guitaristes de tous les temps. Cela implique-t-il une pression supplémentaire au moment d'entrer en studio?
Je la ressens, j'apprécie ça. J'aime l'idée de ne pas être autorisé à puiser à la même eau et reproduire des vieux plans, aussi glorieux soient-ils, qu'ils s'agissent de solos ou de riffs. Mes soli, sur Revelations, représentent vraiment ce que je vaux aujourd'hui comme musicien. Le très court temps entre les deux albums ne m'a pas permis d'augmenter comme à mon habitude mon catalogue de bruits bizarres, de pédales d'effet, etc. J'en suis heureux après coup: j'ai dû investir dans ma spontanéité, jouer plus «nu», ce qui correspondait tout à fait à mon état d'esprit d'alors: après la tournée américaine, j'avais une confiance absolue dans ma technique. Je me suis dit: «allumons l'ampli et pressons sur play, voyons ce que ça donne!»
- Ecoutez-vous un musicien en particulier au moment de l'enregistrement?
Non! Je regarde la télé chez moi et je jam sur les vidéo clips. Un excellent exercice si la programmation se fait vraiment au hasard: j'ai beaucoup groové sur Shakira (Rire)!
- Toujours cette même méfiance envers les computers?
Tout à fait. Je n'ai pas épuisé mon potentiel d'émerveillement par rapport à ce qu'autorise le matériel traditionnel, une guitare, un ampli et quelques effets. Cette configuration limitée est plus excitante pour l'imagination que se reposer sur les performances d'un logiciel. Cela dit, je suis aussi assez flemmard, je n'ai jamais eu envie de me plonger dans tous ces nouveaux manuels informatiques.
- Lors de la création d'Audioslave, votre manager et celui de Chris Cornell sont restés aux commandes, une situation impossible. Idem pour le label: d'abord Universal, celui de Chris, et aujourd'hui à nouveau Sony, celui de RATM. Difficile de voir là un «vrai» groupe, homogène et cohérent.
Aucun groupe d'importance ne peut fonctionner sans une dose supportable de «folie dysfonctionnelle». Pas un seul. J'en parlais encore hier avec le chanteur de Tool, qui se trouve par hasard dans l'hôtel… Audioslave n'est pas immunisé contre cette règle. En revanche, ce groupe est pour nous quatre celui dont nous sommes le plus fiers, et cela mérite des consensus quotidiens pour que tout se passe au mieux. C'est un combat permanent, je te l'accorde. Mais on tient le coup.
- Contrairement au ton froid d'Out of Exile, Revelations affiche une frappe très groovy, limite dansante.
On s'en est rendu compte après coup. J'y ai reconnu mes influences inconscientes de Earth, Wind Fire (Rire)! Aussi Sly Stone, Funkadelic, James Brown, de la soul seventies greffée sur des riffs de hard rock. Mais ces riffs, j'ai fait en sorte qu'ils soient là sans aucune ambiguïté: je suis le «hard rock policeman» (Rire). «Bang your head and shake your ass», c'est mon boulot.
- La renommée d'Audioslave paraît très différente entre les USA et l'Europe.
Clairement, nous sommes plus connus aux Etats Unis qu'ici – alors que RATM était sans doute plus connu en Europe! Que veux-tu? Depuis 1992 je n'ai de toute manière jamais tenu pour acquis qu'un gosse à l'autre bout du monde puisse aimer ce bout de musique que j'ai trouvé dans ma chambre à coucher. C'est une perpétuelle remise en jeu, c'est là où se trouve le fun aussi: écrire ce morceau calme sur mon lit, et le jouer avec le groupe un an plus tard devant une foule immense!
- Avec internet, ces mêmes gosses peuvent télécharger votre bout de musique en un clin d'œil.
Notre relation avec internet est née d'une frustration de voir notre premier album diffusé sur la toile alors qui était à l'état de démo. Là, ça m'a vraiment emmerdé! Maintenant, l'économie du net permet à pas mal de jeunes de prendre une revanche sur les prix injustes que l'industrie du disque maintient depuis des lustres. Franchement, je ne peux pas la plaindre ni jeter la pierre à un jeune qui aime la musique mais n'a pas l'argent pour se la payer. Les jérémiades des majors me laissent froid, leurs mains ne sont pas propres.
- Auriez-vous été un jeune accro au téléchargement?
Je pourrais être un adulte qui télécharge, si je savais comment ça fonctionne! (Rire) J'adorerais télécharger des bootlegs de Springsteen mais je ne sais pas où chercher!
- L'absence de contenu politique dans Audioslave signifie-t-il l'échec de votre tentative avec RATM?
Oui et non. Quand nous avons commencé avec Rage, nous n'avions même pas l'espoir de réaliser un album que quelqu'un écouterait un jour ni de faire un concert car nous étions trop politique, même pour les promoteurs locaux. Le succès du groupe fut de développer cette démarche et ce message politisés à un niveau international. L'échec, c'était mon espoir que nous pourrions repousser les barrières de ce qu'un grand groupe de rock'n roll peut réaliser concrètement dans le monde de l'activisme politique. Ça n'a pas marché à cause de nos dysfonctionnements personnels. Parce que nous ne pouvions pas nous entendre comme individus, il était difficile d'être en adéquation avec notre message d'action de classe. Cela n'a jamais miné notre musique, nos concerts, mais cela a diminué le potentiel du groupe à redéfinir les possibilités d'action d'un groupe de rock.
- Des nouvelles de Zack de la Rocha?
Je suis tombé sur lui récemment à Los Angeles mais je n'ai pas eu l'occasion de lui parler.
- Deux théoriciens marxistes s'exprimaient à travers RATM, vous et de la Rocha. Pourquoi avoir personnellement tiré un trait sur cette démarche dans Audioslave?
Au début je voulais en faire un groupe plus politique que RATM! Faire intervenir des organisations politiques locales, impliquer des artistes subversifs, des écrivains… C'est devenu vite évident que j'étais le seul dans le groupe à vouloir cela. Je n'ai surtout pas voulu aller contre le penchant naturel d'Audioslave, je ne voulais pas le forcer à entrer dans les chaussures de RATM. Sa force musicale prime pour moi. Alors j'ai laissé couler. Mais personnellement je ne pourrais pas exister sans une amarre constante dans l'activisme politique, ce que je fais avec Serj Tankian de System Of A Down et notre organisation
http://www.axisofjustice.org, exclusivement tournée vers la défense des minorités et le débat civique. Idem avec mon groupe folk The Nightwatchmen.
- N'est-il pas utopique d'espérer lier entertainement musical et tribune politique?
Effectivement, c'était la beauté et la malédiction de RATM de vivre sans aucun compromis sa nature politique et d'attirer toutes sortes de fans. Des gens qui n'aimaient pas forcément notre musique pour les mêmes raisons que nous, qui se foutaient de notre message. Avec la folk, c'est clair: la musique est le message. C'est une grande victoire quand un metalhead m'avoue avoir acheté son premier disque de Dylan après avoir écouté The Nightwatchmen! (Rire)
Audioslave, Revelations, Epic (dist. Sony-BMG).